Au cœur de Paris, dans l'un de ses quartiers les plus denses, un îlot de calme et de sérénité : le jardin public Anne-Frank, caché au bout d'une impasse. En ce début d'après-midi, des rires d'enfants s'en échappent. Ils sont une vingtaine, petits et grands, à jouer ensemble ou à se poursuivre sur les pelouses, en présence de leurs parents, lesquels papotent sur les bancs quand ils ne participent pas à leurs jeux. Il est 14h30, douze millions d'élèves attendent leur prochaine récré, mais ces enfants-là, des « non-sco » (non-scolarisés), savourent leur liberté…
« J'ai retiré mon fils de l'école en 2006, alors qu'il était en CE1. Au fil du temps, Lucien avait commencé à se faner, il était démoralisé, se dépréciait lui-même : "Je ne veux plus apprendre. Je n'y arriverai jamais." Quand un enfant vous dit ça, à 7 ans et demi, ça fait mal », raconte Charlotte Dien, qui décide alors de prendre en charge l'instruction de son enfant à la maison. « Ce fut une libération. Du jour au lendemain, il s'est épanoui. Un peu comme un évadé », poursuit cette ancienne scénariste de cinéma, qui depuis lors multiplie recherches, livres et articles en psychologie et sciences de l'éducation.
« Comme un évadé », son fils ne fut pour autant jamais un hors-la-loi : on l'ignore souvent, mais, en France, l'école n'est pas obligatoire. C'est l'instruction qui l'est. Laquelle peut tout à fait être dispensée par les parents, du moment qu'ils le déclarent à la mairie et au rectorat, et qu'ils acceptent les contrôles réguliers de ces derniers, destinés à vérifier le bon développement de l'enfant. « Une disposition du code de l'éducation que l'on a du mal à concevoir, tant, dans notre pays, l'école est une religion ! » constate Sylvie Martin-Rodriguez qui, dans le Haut-Jura, appartient elle aussi à ce mouvement de l'Instruction en famille (IEF).
Un mouvement hétérogène – des extrémistes catholiques aux néolibertaires, en passant, pour l'essentiel, par des bourgeois bohèmes souvent issus, paradoxe !, de l'enseignement – et encore minoritaire, mais qui grandit : si seuls trois mille enfants sont déclarés comme instruits par leurs parents, vingt-sept mille autres, également non scolarisés, bénéficient de cours par correspondance.
La pédagogie Steiner-Waldorf accorde une large place aux travaux artistiques, scientifiques et manuels. © Pascal Bastien pour Télérama
De fait, au « socle commun de connaissances et de compétences » cher à l'Education nationale, de plus en plus de parents préfèrent aujourd'hui pour leurs enfants les « apprentissages informels et autonomes » mis en lumière, dans les années 60, par le pédagogue américain John Holt.
Aux Etats-Unis, le phénomène du homeschooling est d'ailleurs en pleine expansion – deux millions de petits Américains, soit près de 4 % des enfants en âge d'être scolarisés, ont école à la maison, que celle-ci soit assurée par les parents ou par correspondance. « Mon père ne m'a pas mis à l'école, poursuit André Stern, et je ne suis pas devenu pour autant un adulte incapable de vivre avec les autres ! La société a besoin d'entendre qu'il y a autre chose que l'école. Y compris ceux qui font l'école ! »
Longtemps si sûr de son excellence et si prisé – jusqu'à ce que les résultats d'enquêtes et de classements internationaux viennent semer le doute –, notre système scolaire français, particulièrement normatif et compétitif, serait-il menacé ?
Jean-Pierre Lepri l'assure sans ciller. Après avoir consacré cinquante années de sa vie à l'école, cet ancien instituteur, formateur, inspecteur et conseiller international sur les questions d'éducation est convaincu que « l'école, structurellement, ne peut se réformer – et [qu']elle finira par disparaître. Sa fonction principale, aujourd'hui, c'est de garder les enfants pendant que les parents travaillent. Et cela vaut aussi pour les écoles alternatives, qui se multiplient un peu partout actuellement. »
Inspirées des pédagogies de Maria Montessori, de Rudolf Steiner ou de Célestin Freinet, ces écoles, qui toutes remettent l'enfant au centre des apprentissages, n'ont jamais autant eu le vent en poupe. Qu'elles soient publiques ou privées, gratuites ou payantes, sous contrat ou non, elles ont chacune un projet particulier : écologique, comme dans les deux structures inspirées par la vision de l'agriculteur philosophe Pierre Rabhi, en Ardèche et dans la Drôme ; ou linguistique, comme dans le réseau d'écoles bilingues gratuites français-occitan Calandreta – une cinquantaine à ce jour, dans tout le Sud de la France.
Lydie Rech, enseignante dans l'une d'entre elles, à Béziers, constate que « ce n'est pas tant l'aspect linguistique qui intéresse les parents – beaucoup viennent de Paris, de Lille, ou même d'Allemagne ! – mais bien le volet pédagogique, puisque, dans nos écoles, nous appliquons les idées de la pédagogie Freinet : autonomie de l'enfant, travail en coopération, expression libre… »
L'école Steiner-Waldorf de Colmar, fondé il y a trente ans. L'une des plus ancienne en France. © Pascal Bastien pour Télérama
Ce qu'assure aussi Antonella Verdiani. Après une carrière consacrée aux sciences de l'éducation au sein de l'Unesco, elle milite en faveur d'un « printemps de l'éducation » en Europe : « De plus en plus de pays – l'Allemagne, la Suisse, l'Italie – commencent à comprendre ce qu'est vraiment un enfant ; et surtout que ceux d'aujourd'hui sont différents de ceux d'hier, que l'on traitait comme de la pâte à modeler. Ils sont plus mûrs, plus conscients. Ils acceptent moins facilement qu'on leur impose quelque chose s'ils n'en comprennent pas la raison. » Le décalage s'accentue entre ces enfants évoluant si vite et l'institution scolaire, pleine de lourdeurs et de rigidités.
« Même si l'école "grandit" moins vite que les enfants, nous n'en sommes pas moins convaincus, à la Fédération des établissements scolaires publics innovants (1), que le système peut reprendre à son compte cette offre alternative et se montrer ambitieux pour ses élèves », déclare la déléguée générale, Audrey Maurin, qui en appelle à « un courage politique fort ».
D'autant plus indispensable, selon l'historien de l'éducation Bruno Poucet, que « l'école est le lieu du vivre-ensemble. Si l'on brisait ce pacte social pour systématiser un entre-soi cultivé par les petites écoles alternatives, et plus encore par des familles individualistes qui s'improvisent enseignantes, alors ce serait la fin des valeurs communes qui cimentent notre société. Promouvoir de telles idées est totalement irresponsable ».
Sur les hauteurs de Meudon (92), dans les locaux de La Source, l'une des premières écoles alternatives créées en France (en 1946), le directeur de l'école primaire, Yves Herbel, désamorce le débat : « L'institution finit généralement par faire siennes des idées issues des pédagogies alternatives, qu'elle redigère à sa manière – la gestion pacifique des conflits, par exemple. Inutile, donc, d'aller chercher à l'étranger les bonnes idées, nous avons de nombreux outils chez nous…
Mais la prochaine révolution ne sera pas pédagogique, elle viendra des élèves eux-mêmes, de leurs nouvelles compétences, des nouvelles technologies et de ce que vont nous révéler les neurosciences sur le fonctionnement des neurones et des apprentissages. Le métier d'enseignant va en être complètement changé, il va lui falloir faire un pas de côté, pour devenir moins un éducateur qu'un accompagnateur. C'est déjà un peu le cas aujourd'hui, on n'apprend plus beaucoup à l'école… »
Soit précisément ce que promeuvent tant les pédagogies nouvelles que les partisans des apprentissages autonomes : des enfants moteurs de leurs acquis. Et si les élèves, mettant tout le monde d'accord, inventaient in finel'école du futur ?
(1) La Fespi, créée en 2005, regroupe une douzaine de structures en France et rêve d'en avoir, à terme, une par académie.
A lire
Instruire en famille, de Charlotte Dien, éd. Rue de l'Echiquier, 128 p., 15 €.
Les 10 Plus Gros Mensonges sur l'école à la maison, de Sylvie Martin-Rodriguez, éd. Dangles, 240 p., 20,30 €.
… Et je ne suis jamais allé à l'école, Histoire d'une enfance heureuse, d'André Stern, éd. Actes Sud, 168 p., 22,40 €.
La Fin de l'éducation ? Commencements…, de Jean-Pierre Lepri, éd. L'Instant présent, 142 p., 12 €.
Ces écoles qui rendent nos enfants heureux, Pédagogies et méthodes pour éduquer à la joie, d'Antonella Verdiani, éd. Actes Sud, 180 p., 22 €.
La Source, école de la confiance, de Jeanne Houlon et Philippe Cibois, éd. Fabert, 198 p., 20,30 €.
La Ferme des enfants, une pédagogie de la bienveillance, de Sophie Rabhi, éd. Actes Sud, 200 p., 22,40 €.
http://www.telerama.fr/monde/une-autre-ecole-est-possible,98151.php
Montessori, Freinet, Steiner-Waldorf : des méthodes qui ont fait leurs preuves
Enquête | Les pédagogies Montessori, Freinet et Steiner-Waldorf sont répandues dans le monde entier. Des méthodes alternatives qui abordent l'enfant avec bienveillance.
A l'école du Colibri dans le Gard, la nature est omniprésente. © Jean-Marie Huron / Signatures pour Télérama
La pédagogie Montessori
Mise au point par Maria Montessori (1870-1952), première femme médecin d’Italie, cette méthode est la première à considérer l’enfant en tant qu’individu – « chaque enfant est unique » – et repose essentiellement sur l’éducation sensorielle. Particulièrement intéressante appliquée à la petite enfance, elle n’en concerne pas moins des enfants de tous âges : on compte aujourd’hui 22 000 écoles Montessori dans le monde (de la maternelle au lycée), dont quelque soixante-dix en France (soit environ 3 000 élèves), où cette pédagogie connaît un spectaculaire regain d’intérêt (une douzaine de nouvelles écoles créées ces derniers mois).
La pédagogie Steiner-Waldorf
Inspirée des travaux du philosophe autrichien Rudolf Steiner (1861-1925), fondateur de l’« anthroposophie » (pensée visant à rapprocher l’homme des « mondes spirituels »), cette pédagogie humaniste accorde une large place aux travaux artistiques, scientifiques et manuels. Elle recentre aussi les enfants sur leur intériorité et leur créativité. Forte de 250 000 élèves dans le monde, la pédagogie Steiner compte vingt écoles et jardins d’enfants en France, soit quelque 2 300 élèves.
La pédagogie Freinet
Originaire des Alpes-Maritimes, l’instituteur Célestin Freinet (1896-1966) construit une pédagogie ouverte sur l’extérieur et centrée sur le travail en coopération des élèves, l’expression libre, les apprentissages concrets. A partir des années 50, elle connaît un rayonnement international, au point que ses méthodes sont aujourd’hui pratiquées d’Amérique latine au Moyen-Orient, en passant par l’Afrique. En France, du fait d’un partenariat avec l’Education nationale (à l’inverse des établissements Montessori et Steiner, privés), le mouvement Freinet touche quelque 5 % des élèves, soit 600 000.
Yourte et méditation
« Quelle planète laisserons-nous à nos enfants, et quels enfants à notre planète ? » Cette phrase de Pierre Rabhi, l’inventeur de l’agroécologie, infuse l’action des deux écoles alternatives qui se sont créées, l’une en 2003, l’autre en 2006, de part et d’autre du Rhône : la Ferme des enfants, fondée par Sophie Rabhi-Bouquet, sa fille, adepte de la pédagogie Montessori ; et l’école du Colibri, conçue par Isabelle Peloux, enseignante depuis trente ans, pédagogue praticienne passionnée.
Dans les deux cas, la nature y est, tout autour, omniprésente. Mais pas comme un joli décor, si beau soit-il : il s’agit bien de vivre ici au rythme des saisons, des plantes et des bêtes, afin non seulement de faire des enfants de futurs adultes concernés par l’environnement et la planète, mais d’ancrer les apprentissages dans le concret de la vie quotidienne, notion clé des pédagogies nouvelles. Dans ces deux petites structures (soixante-cinq enfants pour la première, trente-cinq pour la seconde), les enfants, autant qu’à lire et à compter, apprennent à vivre harmonieusement.
Que ce soit lors des deux rassemblements collectifs quotidiens dans la yourte des Arts, côté Ferme des enfants, ou grâce au quart d’heure de méditation qui commence chaque journée à l’école du Colibri. « Les élèves font l’apprentissage de la citoyenneté et du vivre-ensemble », explique Isabelle Peloux. « Je n’ai pas vu une seule fois cette année des enfants se battre dans l’enceinte de l’école », témoigne Sophie Rabhi-Bouquet, qui a mis au point un système si novateur (par la coopération, l’implication, l’expression libre) que les familles, venues des quatre coins de France, et même d’Europe, l’adoptent souvent elles-mêmes.
Isabelle Peloux, en revanche, garde une main tendue vers l’Education nationale, dont elle forme les futurs enseignants. Là où la première structure accueille notamment des enfants souffrant de phobie scolaire, la seconde remet en confiance des élèves en grande difficulté (15 à 20 % de ses effectifs). En croyant chaque fois à un principe simple : la bienveillance.
Bon élève grâce au vélo
Ici, à la récré, les enfants ont la possibilité de faire du monocycle. Il s'en trouve toujours plusieurs à leur disposition, dans cette école Steiner-Waldorf de la périphérie de Colmar, et il n'est pas rare, comme en cette matinée de printemps, de voir des écoliers s'élancer dans la cour, concentrés sur leur équilibre.
« Des études officielles ont montré que les enfants pratiquant le monocycle avaient de meilleurs résultats scolaires. Parce qu'ils sont obligés, pour rester en selle, de faire le calme à l'intérieur d'eux-mêmes », explique Philippe Pérennes, enseignant en premier cycle.
Tout est dit de cette fameuse « pédagogie Steiner », centrée sur la dimension spirituelle de l'existence et sur la part de créativité que recèle tout individu. A fortiori, les enfants : « On ne sera jamais à la hauteur pour les comprendre. Ils sont des points d'interrogation vivants. » Ici, les manuels scolaires n'existent pas. « Pour permettre aux professeurs d'être de vrais créateurs – ce qui ne les empêche pas, bien sûr, de se documenter. Rien de pire qu'un prof qui rabâche son texte depuis dix ans. Les enfants le sentent aussitôt. »
Chorale, pratique instrumentale, théâtre, sculpture sur bois, couture, jardinage… au cours de leur scolarité (jusqu'à la première, après quoi ceux qui souhaitent passer leur bac doivent réintégrer les circuits traditionnels, ils sont alors le plus souvent de brillants élèves, vifs et curieux), les enfants des écoles Steiner font tous ces apprentissages, en plus d'apprendre à lire, à compter, à écrire, à parler des langues étrangères.
« Un gosse n'est pas seulement une tête. Il faut solliciter tout son être, affirme Guy Chaudon, enseignant. Au professeur de savoir l'appréhender comme une entité, non comme un élément parmi d'autres. »
A lire
La Ferme des enfants, une pédagogie de la bienveillance, de Sophie Rabhi, éd. Actes Sud, 200 p., 22,40 €.
Instruire en famille, de Charlotte Dien, éd. Rue de l'Echiquier, 128 p., 15 €.
Les 10 Plus Gros Mensonges sur l'école à la maison, de Sylvie Martin-Rodriguez, éd. Dangles, 240 p., 20,30 €.
… Et je ne suis jamais allé à l'école, Histoire d'une enfance heureuse, d'André Stern, éd. Actes Sud, 168 p., 22,40 €.
La Fin de l'éducation ? Commencements…, de Jean-Pierre Lepri, éd. L'Instant présent, 142 p., 12 €.
Ces écoles qui rendent nos enfants heureux, Pédagogies et méthodes pour éduquer à la joie, d'Antonella Verdiani, éd. Actes Sud, 180 p., 22 €.
La Source, école de la confiance, de Jeanne Houlon et Philippe Cibois, éd. Fabert, 198 p., 20,30 €.
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